Non seulement j’avais raté ma vie, mais j’ai senti qu’une fois de plus, c’était à moi, oblongue, pareille à un œuf, de proposer l’infini : quelque chose à tenir au creux de mes mains, tout à moi.
C’est pour cela que j’ai décidé de plonger.
J’étais butée dans la vie, et ça ne s’est pas amélioré une fois morte. Je pensais que je serais capable de l’attraper, ou de la trouver en l’attrapant par derrière, m’attendant. Le fait que j’échoue à saisir ma propre existence de mon vivant ne m’a pas découragée - car j’étais morte. J’avais un but, un plan : je pensais que cela me rendait différente de tous ceux dont je voyais se refléter les visages au fond du puits. Installés à la surface des choses, ils n’avaient de cesse de murmurer de vieilles histoires, comme si les mots avaient encore leur importance. Ils se rassasiaient de leur propre image pétrifiée par la viscosité de l’eau, et de boire, ils oubliaient.
D’autres essayèrent : j’ai vu leurs os, ondulant comme des rubans, flotter en remontant vers la lumière. Pourtant je me suis crue meilleure, j’ai cru que moi, seule, pouvait y arriver. Je me demande : est-ce pour cette raison que tu riais, lorsque plongeant plus loin que toi, ma peau partait en lambeaux, mon sourire s’édentait, est-ce parce que je pensais déjà, à 10 mètres de profondeur, que j’avais gagné ?
- Ils disent qu’il y a un basilic, là-dessous – as-tu dit, ta voix m’immobilisant un instant, dans la course effrénée du temps.
J’ai dû te paraître bien présomptueuse en te répondant que je n’en avais rien à faire. Je croyais que les mythes étaient pour les vivants. Une chose qui les guidait aveuglément à travers leurs habitudes, procédures, et je m’étais déjà affranchie des histoires, des images, de l’orientation du temps. J’étais après la réalité, je te l’ai dit, abstraite de toute autre chose. Cependant peu importe alors combien je parus idiote, tu me pris la main et me dis, viens avec moi.
La mort était une fête, et un abîme. Il y avait des couloirs obscurs et des pièces, suivis de cavités remplies d’eau, où le rythme ralentissait. L’espace se refermait sur nous, dans une étreinte faite de visages étranges, de souvenirs, de monstres, d’ombres. Danser, ou plonger, je devins de plus en plus légère.
Dès lors, je ne sais plus à quoi tu ressemblais : tu changeais sans cesse, mètre après mètre, comme si c’était le temps et non l’espace que nous traversions, et comme si le temps lui-même était fantasque, chose tournante et s’embrouillant sans projet, selon ses seuls désirs, sur un caprice. Parfois tu me rappelais un animal, un oiseau, parfois une fleur, une machine obsolète, une phrase entendue autrefois. Parfois, tu me rappelais une pièce jetée dans un puits pour défier le sort. Parfois, tu me rappelais moi-même.
Parfois, j’ai eu peur de toi. J’ai cligné des yeux, et où ta chevelure avait passé, je voyais des cornes, puis j’ai cligné des yeux et il y avait des ailes, des cheminées, des antennes, des rais de lumière, et puis plus rien. Comme s’il était fait d’eau mes doigts passaient sur ton visage. Seuls tes yeux restaient immobiles, et c’étaient des trous à travers lesquels je pouvais voir, en me supprimant du paysage.
J’ai dû oublier ce que je cherchais. Qu’est-ce que je cherchais, d’ailleurs ? Tout était autour de moi, d’un seul coup. Si je voulais quelque chose, je n’avais qu’à le saisir. Mais, craignant de me perdre, je m’accrochais à toi. Ta main était douce et tiède, comme un œuf, dans la mienne. Arriva un moment où tu me dis : nous y sommes. C’est la fin, le fond. D’où je viens. Et je te croyais, qu’aurais-je pu faire d’autre ? Je pouvais presque imaginer le sol sous mes pieds, et les images qui tournaient autour de nous lors de notre plongée s’étaient solidifiées : les bâtiments décrépits nous regardaient sévèrement, de leur regard séculaire.
Je vais le tuer ! dis-je, mimant la rage, même si ce que je ressentais était la paix, l’émerveillement. Tu m’as regardée comme si tu étais encore en train de tomber, même si je pouvais te voir debout près de moi. Je vais le tuer! Je répétais, je hurlais, et cette fois je les sentais : la rage, la peur. Car tout semblait nouveau, et pourtant familier, et que je pensais que tu m’avais piégé. Ce n’était pas la fin et il n’y avait pas de monstre : de cela, j’étais sûre.
C’est alors moi qui t’ai traîné de part en part, à travers la ville de stèles tombales que tu appelles foyer. Où est-ce ? Où est-ce ? Je hurlais, incertaine de savoir si je parlais du monstre, ou de mon existence. J’oubliais ma vie comme je l’avais vécue, ma famille, mes intérêts, mon travail, mais de temps à autre j’étais gagnée du sentiment d’être encore en vie. Dans ces moments-là, je pressais ta main plus fort. Je pouvais presque sentir mon ongle perçant ta peau.
Puis, tout à coup, ma main fut vide. La ville dans laquelle nous avions été enterrés s’était effondrée, châteaux, fontaines, églises réduits à une poussière si fine que je ne pouvais m’empêcher de la respirer, même si j’avais rendu mon dernier souffle depuis bien longtemps. Ce que je croyais être le fond s’était soustrait sous nos pieds et la mort continuait, libérée du temps et de l’espace, comme ces fêtes que l’on finit par rejoindre, en espérant qu’elles passent rapidement, et qui ne finissent jamais.
Là où tu étais dans tes formes changeantes, il n’y avait plus que des ténèbres violacées. Il n’y avait pas de son, pas de musique, seulement le pouls de ton sang, nous enveloppant comme si nous nagions dedans, mais ralentissant sensiblement.
S’il y avait eu un basilic, il était déjà parti, et il n’y avait que moi, confuse et seule, tombant continuellement là où le monstre devait être.
N’est-ce pas grotesque, j’ai entendu ta voix dire tout autour, comment une chose nous en rappelle immédiatement une autre, et la réalité, alors que nous la poursuivons, nous la réduisons à un rien, une pellicule fragile et ténue que nous nous sentons forcés de retirer !
Tu l’abandonnes, et pourtant, tu te demandes où...
Où ? dis-je, impatiente de savoir.
Où… Quelque part, le bruit de quelque chose qui se brise, ou peut-être un rire, et puis le silence.
Où es-tu ? dis-je.
J’ouvre mes mains et j’ai l’impression de toucher des choses qui doivent être connues, pas par moi, peut-être par d’autres.
Un bec, une cuillère, une poignée, un souvenir argenté ou peut-être un insecte qui, comme se déplace l’air, s’envole.
Comme tout amante, je m’égare en essayant de donner un sens à la vacuité.
Mais plus je cherche, et plus tu n’es pas là.
- Bea Orlandi
traduit de l’anglais par Jean Guiony