Lost Undertone Burgundy est une exposition qui prend pour point de départ l’hypothèse d’un objet perdudans une masse. La sélection des œuvres rassemble des films d’artistes, d’amateurs et des archives d’anonymestels qu’on peut trouver sur les réseaux sociaux, le cinéma ou encore, la production de musique. Cette expositionimagine un récit spéculatif autour des « lost media » (média perdu). Que peut-on observer dans un trou informe demédia ? Ici, une bande sonore guide et déroute. Elle est composée à partir des bandes audio de films sélectionnés et partitionne l’exposition. Les films se répondent et opèrent un état d’impermanence souterrain. C’est une tentatived’évoquer les formes par l’enregistrement du son et de l’image, et d’en saisir une mémoire sensorielle.
À l’occasion du finissage de cette exposition aura lieu une projection unique du film de Morgan Quaintance Letterfrom Sapporo. Ce film présente les vidéos d’environ 16 participant·x·e·s qui ont filmé la ville japonaise avec leurssmartphones. Quaintance constitue le montage de ce matériel disparate et la conception de la musique originale. Dans cette démarche participative, une communauté de la ville de Sapporo s’approprie l’espace du film. En dé-clinant toute volonté de direction dans la production des images, il ne semble jamais soumettre une aliénation quepeut engendrer le contexte de fabrication d’un film.
Il s’agit peut-être là d’un fantasme de l’artiste à vouloir disparaître en délégant le processus de production, à l’instarde la vidéo OUTSOURCING d’Alfredo Coloma dans laquelle défilent des photographies prises par son père. Onretrouve cette tendance amplifiée par la production de vidéo à l’échelle industrielle où l’on découvre de multiplesfaçons de se soustraire de la réalisation. L’industrie de la musique, entre autres, profite aussi des artistes dont la démarche s’acclimate à celle d’un·e technicien·ne, ou d’un·e artisan·e dans la chaîne de production culturelle. Parmi tant de célèbres exemples (comment ne pas citer Yokoo Tadanori, méconnu pour ses peintures, mais cultepour ses compositions de pochettes pour Miles Davis, Santana, Tangerine Dream, ou encore des Beatles…), l’ar-tiste Maggie Lee réalise Angel Landing, un vidéo clip pour le groupe indé-rock new-yorkais Pretty Sick. Pourtant, il arrive que dans ce modèle de production, appelé « outsourcing » par le monde de l’entreprise, certaines créationsne voient jamais le jour. Soit par un désintéressement de la part des financeurs ou tout simplement pour cause decoupe budgétaire – un cas qui ne se fait pas si rare. C’est le cas de Sabine Harosteguy, artiste peintre et vidéastebasée à Brunoy dans l’Essonne, pour le film Conversations. En 2016, elle fait la rencontre d’un couple formé d’uncompositeur de musique classique et d’un chanteur ténor. Ils lui demandent de réaliser un documentaire sur leurduo au travail. Emportée dans une intimité inattendue avec les protagonistes, et face à une quantité aberrante derushes récoltés pendant deux années, Sabine Harosteguy ne finira jamais le film dont certains extraits sont exposé sau Café des Glaces. Quant à Luca Rossi Dossi, artiste suisse tessinois, il récupère un enregistrement VHS de latélévision dans sa collection familiale dans lequel fait l’apparition de son frère en compétition nationale de Hockeysur glace. Il étire un segment d’environ cinq minutes à trois quart d’heure. Cette lenteur épaisse vient troubler l’iden-tité de l’artiste dans laquelle se reflète l’ombre d’un frère prodige et performant. Callisto, la terza luna della tristezza(Home Educational Archive) fut la dernière œuvre en date de Luca Rossi Dossi.
Pour revenir sur l’hypothèse de Lost Undertone Burgundy, elle soulève également celle de l’existence d’un groupe, qui semble parfois produire ensemble, parfois de manière individuelle. Ce geste commun implique des objetsanachroniques, souvent perdus, volés ou déterrés. Ahmi Kim est une artiste japonaise qui vit et travaille à Chibaau Japon. Violoniste depuis son enfance, elle explore lors de ses études à Londres la composition en musique électronique-pop. Dans sa chambre d’étudiante, elle compose Disorder, une reprise du célèbre groupe anglais Joy Division, et demande à une monteuse de réaliser son vidéo clip. Quelques mois avant de quitter Londres, Ahmi Kimécrit à la monteuse de son clip. Elle lui annonce qu’elle a pour ambition de produire sous le pseudonyme d’EddieKim (d’ailleurs, c’est avec son ami Ed qu’elle travaillait sur la nouvelle direction artistique de son EP.)
Ce fût le dernier message de l’artiste. Aucune suite à cette stratégie commerciale n’a été donnée. Depuis, Eddie ne donne plus aucun signe ni à Ed, ni à la monteuse. Les correspondances et les appels manqués nesont que des bouteilles à la mer. En 2023, le clip Disorder a été retrouvé dans les archives de la monteuse.L’invitation d’Eddie Kim à participer à cette exposition demeure sans réponse.
DAM est une pièce de Aqua et Marina Veen qui manipule des vidéos trouvées sur Internet (ce qu’on appelleles « found footage » ) par un montage anachronique. Cette vidéo, empruntée à la collection privée VeraCantor Villa, resitue l’hypothèse en question dans une masse liquide inquantifiable. Pourtant, on ne peut diresi elle représente une menace ou son contraire. Les Dames Veen semblent établir une ascension fictionnelle, une échappée d’eau par l’ouverture d’une valve, qui retombe dans les bas-fonds des fétiches trouvés surInternet. Enfin, c’est une pluie qui est annoncée dans le village en miniature dans RECESS de Flavio Merlo etBen Rosenthal. Le terme anglais « recess » peut avoir deux significations. La première est un espace creux àl’intérieur de quelque chose. La deuxième étant un lieu reculé, isolé ou secret. Comme une amorce amplifiée par les courbes du fond de baignoire, une goutte suffirait pour qu’elle déborde.
Une réminiscence venue des tréfonds, portée par l’équipe d’exploration qui a parcouru les cavités aquatiques de la fosse Dionne en 1962. Les plongeurs spéléologues professionnels – dont un caméraman et un preneur son – ont atteint la profondeur de moins de 79,5 mètres. Aucun n’a survécu à la succession de profonds si-phons. Seuls leurs équipements ont été retrouvés à la sortie de la vasque profonde, dans la première galeriecommunicante. Leur présence nous hante, célébrant une persistance des abîmes, celle d’un trou sans fondauquel échappe la logique de l’apesanteur, et forme l’écho d’une chute.
Si l’eau ne coule pas dans le même sens que l’aiguille d’une montre en hémisphère nord, la remontée des eaux plonge les terres d’altitudes dans la sécheresse, nous répondrait Alfredo Coloma. Les paysages triviaux et arides de la Bolivie, où l’artiste vit et travaille, défilent dans sa pièce Lluvia de Sangre, aux tonalités hardrock metal. Une invitation, non sans humour, à ritualiser par des voix abyssales l’anéantissement de ces mythes.
Douna Lim et Théo Pesso