Texte d'exposition
En 1975, Marcel Broodthaers présente Décor: A conquest, une exposition qui s’articule en deux period rooms, la première du XIXe siècle et la seconde du XXe. Dans la première, un crabe et un homard jouent aux cartes sur une table de jeu verte, éclairée par un projecteur. Le décor chez Broodthaers est l’expression de son intérêt pour les dispositifs qui substituent à la représentation des choses leur expérience directe. Il repose sur le double sens de « décor » qui, en français, peut signifier aussi bien le décor comme ornementation que le décor comme scénographie théâtrale ou lieu de tournage cinématographique (film set). Le décor, avec la mise en place statique de ses accessoires et son atmosphère artificielle, devient lieu d’exposition dans un sens plutôt littéral : le lieu où une action sera réalisée, où les promesses de l'intériorité s’accomplissent.
La notion de décorum présente elle aussi une ambiguïté, en signifiant tantôt le faste décoratif tantôt un ensemble de règles de bienséance à respecter. L’exposition au Café des Glaces maintient cette tension entre un apparat ornemental et la rythmique propre au rituel de l’exposition.
Le rythme est aussi un décor, une manière d’envelopper l’expérience. Dans l’épisode six de la première saison de Chef’s Table, le chef, Magnus Nilsson, décrit l’enchaînement des plats de son menu dégustation : les cinq ou six premiers, dont les portions sont plus petites, se succèdent rapidement, un toutes les 180 secondes. La première partie du repas s’enchaîne ainsi sur un rythme rapide, tandis que l’exécution de la suivante se fait selon une allure plus lente : un nouveau plat toutes les sept ou huit minutes. Au bout d’une demi-heure, le rythme revient à un niveau plus intense avec de petites portions, puis retourne à des plats plus conséquents et à un rythme plus lent. L’expérience gustative, qui comprend une trentaine de plats, s’étale ainsi sur deux heures et demie.
Le homard peint par Melanie Akeret ne joue pas aux cartes : figé et ridicule, il emplit la surface de la toile. Collé à cette surface, il en devient abstrait, comme réifié. Ce type de représentation et la gamme chromatique utilisée rappellent une peinture autrefois de bon goût, une peinture dont la contemplation serait apaisante.
Les candle sticks d’Hélène Labadie renvoient à un animisme exacerbé tout en affichant la passivité d’objets dérivés de projections anthropomorphiques. Répartis à travers l’espace, mais sans bougies qui se consument, ils semblent cependant « tenir la chandelle » de quelque expérience onirique des spectateurs et spectatrices.
Le lucid dreaming, expérience durant laquelle l’on sait qu’on est en train de dormir tout en pouvant déterminer le cours des aventures rêvées, peut être facilité par une bonne position et des exercices répétés. Performer le rêve par la mise en place d’un rituel. Cette rythmique maintient en tension la théâtralité du décorum, un dialogue embarrassé entre art et décor.
Paolo Baggi