Texte d'exposition
Greying teeth dent the Cash mirror (Les dents grisonnantes bossèlent le miroir du Cash)
Il existe un réflexe embarrassant auquel un critique est toujours susceptible de succomber lorsque, dans un moment de certitude excessive, il s’applique non à éclairer ou contextualiser la pratique d’un artiste mais, à l’inverse, à dessécher l’énigme même qu’une oeuvre présente. Transmettre quelque chose de la profondeur d’une texture sans la rendre programmatique exige de recourir à une méthode habile.
Il serait facile d’interpréter le refus d’exprimer un positionnement clair sur l’exposition comme le signe d’une méfiance envers la supposée transparence que requiert la construction d’une sphère publique. Bien que les limites de l’adresse propre à l’oeuvre et les limites de sa description ne se confondent pas, il peut y avoir tromperie lorsque l’écriture cherche à créer une fausse familiarité, prétendant arracher le spectateur à son expérience de l’inconnu en lui fournissant à la place un schéma de lecture et d’évaluation prédigéré. Ces délimitations prises en compte et au vue de l’inaccessibilité, souvent labyrinthique, de la psyché des artistes, une exégèse technique peut être nécessaire pour appréhender les matériaux spécifiques et codés qu’ils emploient.
Tel était le dilemme dans lequel je me trouvais au moment où j’ai remarqué deux étaux attachant deux barres en aluminium posées sur le sol. Ce sol et cet instant étaient spécifiques d’une manière que ce texte va tenter d’expliciter.Alors que j’avais déjà écrit beaucoup de choses sans lien particulier avec ce contexte d’exposition, et que le temps commençait à manquer, j’étais à la recherche d’un point d’ancrage un peu plus solide pour l’écriture. Alors que j’avais réuni un vaste champ lexical lié à la topographie et esquissé quelques textes poétiques, j’étais gagné par une insatisfaction grandissante dès que je sentais que mes conjectures allaient se résoudre en atteignant une cohérence avec l’exposition. Encadré par les panneaux d’une fenêtre à double vitrage, je me sentais comme pris au piège de ma fonction.
La simplicité du langage de ces barres enserrées me semblait constituer le coeur sous-jacent de l’exposition, une direction que je me sentais insuffisamment pudique à décrire en adoptant une attitude d’auto-effacement inexpressif. Ceci pourrait être contredit, mais l’aspect assemblé de quatre éléments joints me montrait quelque chose de rudimentaire, de non évident, qui, sans excès, situait quelque chose de poétique au niveau d’une fonction mécanique. Investir la signification d’une image hollywoodienne avec le point de vue d’un menuisier ou d’un chef machiniste serait contraire aux attentes d’un public exigeant. C’est cette contradiction qui pris pour moi une résonance soudaine et révélatrice.
La déstabilisation des hypothèses prises pour acquises sur la peinture est un des leitmotivs de l’oeuvre de Nicolas Roggy. En partant de ces matériaux de base que constituent les cadres d’aluminium, j’en suis venu à la question de savoir s’il y avait six ou quatre peintures accrochées aux murs de la galerie du deuxième étage du Café des Glaces. Placées à la fois au-dessus et au milieu des fenêtres et des miroirs, deux ou quatre surfaces s’exhibent comme une proposition esthétique. Deux autres oeuvres se présentent plus discrètement, mais, placées à la limite de l’imbrication, conduisent à introduire un élément de disruption dans l’espace. La salle est vaste et offre de nombreuses perspectives à partir desquelles il est possible de s’engager dans les oeuvres. Toutefois des obstacles et des entraves ont été introduits dans le champ d’interprétation. Alors que cette expérience pourrait facilement se muer en un maniérisme privé du regardeur, il s’avère difficile de restituer la spécificité de ces déformations. Là où une coupure centrale donne à chaque oeuvre sa cohésion, deux barres de la structure interne laissent à vue l’unification suspendue ou irrésolue des deux parties. Les oeuvres pourraient se suffirent à elles-mêmes en tant que sculptures, détournant et imbriquant les compétences de l’artiste et de l’artisan. Là où leurs volumes rencontrent une impasse, leurs surfaces offrent une continuité, elles se maintiennent en tant que peintures, en tant que surfaces inscrites dans les modulations de l’imagé.
Dans ces oeuvres, Nicolas Roggy remplit la fissure entre représentation et reconnaissance par du burlesque. En tant que spectateur, on peut assembler certaines formes de manière à ce qu’elles convergent en une sorte de botte, mais lorsque cette projection aboutit, le sens symbolique pseudo-factuel est mis à mal par des problèmes d’ordre secondaires, tels que l’interprétation que l’on pourrait donner de la portion d’eau qui constitue son extrémité. Avec leurs fondations en porte-à-faux, ces significations dérivées se développent non par induction mais selon un principe de simultanéité et de double-entente. Il y a là une algèbre ouverte dans cette architecture où les coups de pinceau évocateurs se superposent pour décrire à la fois une rivière de saumons en train de se frayer une voie sous un tapis rouge constructiviste et une grammaire enchevêtrée de leurres picturaux. Là où la duplication échappe à la réplication, la lente divulgation des indices nous entraîne vers un sujet brouillé, un puzzle en constante extension.
- Willie Brisco
traduit de l’anglais par Christel Conchon et Clara Guislain